Entrepreneur de travaux publics dans les Pyrénées, Marcel Castells se passionnait pour
autre chose que le béton. La cinquantaine et de forte corpulence, il ne vivait que pour le cheval et les courses de taureau.
Habitant une villa bagnéraise, au fond d’une allée bordée de matériel de chantier, il
s’était fait aménager une carrière pour monter les trois chevaux qu’il possédait dont deux purs-sangs d’origine espagnole, comme lui. D’Espagne, lui venaient occasionnellement et en fraude, des
chevaux qu’il dressait pour le cirque et son plaisir était immense quand il avait fait d’une bête rebelle un animal à l’écoute, obéissant mais pas esclave.
Ce don, pour comprendre les chevaux les plus rétifs, lui servait aussi de moyen de
communication avec ses semblables, du plus rustique au mieux éduqué, pour déceler rapidement ce qu’il y avait de positif en chacun.
.
Son origine ibérique était sans doute la raison de son amour extrême pour la corrida
qu’il assimilait à un art puisque, disait-il, l’homme et le taureau se mesurent et se rejoignent dans une approche farouche, la faena, avant la mise à mort de l’animal. De plus, il
affectionnait le rejoneador dont la complicité intime avec le cheval se joue de la puissance du fauve. Je crois en réalité qu’il était
amoureux de Conchita Cintron.
Pour mes quinze ans, il m’offrit un livre sur la corrida que je dévorai avec passion.
J’appris là les bases du lidia et l’évolution du toreo grâce aux toreros de légende comme Juan Belmonte et Manolete. La blessure mortelle de ce dernier, reçue dans l’arène, me
frappa durablement puisque 1947 et Linares sont restés inscrits dans ma mémoire en plus gros caractères que 1515 et Marignan.
Deux ans plus tard, en 1958 et en habitué des courses de Bayonne, Marcel m’invita à la
dernière corrida de l’été, fin août ou début septembre, la plus belle au dire des Bayonnais. Il fit de même les années suivantes et j’eus la chance de voir toréer Luis Miguel Dominguin, Antonio
Ordonez, Paco Camino et El Cordobes.
A 16h 30, en remontant à pied le Boulevard des Arènes, je prenais conscience de l’unicité
de l’évènement. Les bribes de conversation qui m’arrivaient en plusieurs langues, la foule colorée se déplaçant comme pour un pèlerinage, la beauté
racée des femmes aux robes échancrées pour dévoiler une peau saturée de soleil, tout contribuait à faire naître en moi un frisson d’excitation.
Le moment de queue à l’entrée des arènes et l’accès un peu acrobatique aux gradins avant
de trouver nos places « contra barrera » s’effectuait sous un parfum d’eau de Cologne, le parfum des Espagnols de l’ère Franco.
Cinquante ans après, ces journées de corrida restent inoubliables, ayant eu l’impression
d’avoir assisté, en privilégié, à une cérémonie exceptionnelle, une sorte de messe dite par une trinité : le matador, le taureau et le public. Par phrases brèves sorte d’homélie discontinue,
Marcel me faisait part de ce qu’il fallait voir ou apprécier, depuis le paseo initial jusqu’à la mort du taureau.
Il réservait des places à l’ombre, dans l’axe de la Présidence, de manière à voir entrer le taureau dans l’arène et suivre la faena, à bonne distance, les toreros s’exprimant le plus souvent de ce côté. Il m’avait dit que le
torero pouvait ainsi mieux contempler les plus belles femmes, quelques gitanes basanées que j’avais repérées à leur allure à la fois farouche et noble, inaccessibles déesses. Amusé par mon
étonnement, il me dit qu’il n’en était rien mais que le taureau, à la sortie du toril, déboussolé par la vue du public, des peones avec leur cape et par le bruit ambiant, se cherchait une
aire de refuge, un point d’appui, souvent localisé dans la partie médiane de l’arène. Le torero choisissait alors son terrain de manœuvre pour le faire sortir de son refuge et l’entraîner dans un
lié de passes qui lui ferait perdre la tête et le Nord.
Je buvais les explications techniques de Marcel tandis que la musique attaquait un
paso doble et que s’avançaient pour le paseo les différents acteurs de la corrida : les trois toreros, les peones avec leur
cape rose et jaune, les picadors à chapeau rond comme habillés par Cervantes et les mules enguirlandées du train d’arrastre.
Il était 17h.00 heures à Bayonne.
Tant de couleurs, le soleil sur le sable blond et une musique rythmée suggéraient le
début d’une pièce festive et gaie mais le front plissé de Marcel qui fixait les toreros, se dirigeant vers le callejon, m’indiquait plutôt que cette fête dont la rigueur dans le déroulé
des phases ne souffrait aucune fantaisie, avait une autre profondeur, un volet solennel et tragique.
Tu vois ! me confia-t-il, le jeune torero en bleu, Paco Camino ; il est inquiet, comme tu le seras, les minutes d’attente précédant
la délivrance des sujets du baccalauréat. Comme lui, tes mains te sembleront s’animer toutes seules. Ici, les examinateurs sont le taureau et le public, ce dernier vibrant d’une ferveur commune,
étant tour à tour solidaire de celui qui mène le jeu, l’homme ou la bête.
Mais, regarde à droite ! Un autre examinateur, inoffensif celui-là, est venu pour
voir Luis Miguel Dominguin ; j’observai l’homme à barbe et casquette, adossé à la barrière et reconnus
Ernest Hemingway.
La musique se tut et apparut, face au soleil, un taureau noir, haut sur pattes. Tandis
qu’il effectuait un tour des arènes au petit trot, les peones l’appelèrent et l’attirèrent avec la cape dans différents coins de l’arène. L’animal chargea franchement la cape, relevant la
tête en fin de course. Paco le testa par deux véroniques, puis une chicuelina, l’incitant à aller au bout de sa charge. Marcel semblait satisfait de la courte prestation des deux
protagonistes. Le taureau est vaillant et pas vicieux, me susurra t-il. Les taureaux d’Alvaro Domecq sont toujours de grande qualité et pleins de hargne contre
l’homme.
Le son des trompettes annonça la venue des deux picadors, progressant séparément le long
de la barrière. Paco, en deux passes liées et une mariposa, dos tourné et cape toute étalée, amena le taureau à proximité du picador qui fut chargé de façon violente, faisant reculer le
cheval caparaçonné et aveuglé. La pique enfoncée dans la masse musculaire, en haut du garrot, provoqua la fureur du fauve s’arc-boutant contre le caparaçon et déstabilisant le cheval. Le second
picador vrillant la pique en un deuxième assaut généra un flux de sang, comme une coulée de lave, sur le flanc de la bête, et déclencha les sifflets du public et le geste de quite du
torero.
Je concevais le temps des banderilles comme un entracte permettant à la fois d’oublier
le sale boulot du picador, de prouver la bravoure et la vaillance du taureau, toujours dangereux, ainsi que l’habileté des peones, considérés parfois comme des figurants. Par trois
fois, la pose des banderilles à deux mains, en haut du garrot, après une course en arc de cercle, bras levés, fut une démonstration de souplesse et de coup d’œil, le banderillero paraissant voler
au dernier moment. Je me souviens de l’un d’eux, de la cuadrilla de Jaime Ostos, qui, avec l’embonpoint caractéristique du bon vivant au-delà de la quarantaine, s’engagea entre les cornes pour
piquer ses banderilles et se dégager d’un quiebro sauté magistral. Même enrobé, on est capable de faire encore de jolies choses, m’assura Marcel tandis que la musique entamait
Espana cani.
Le dernier tierco, celui de la faena qui conduit à l’estocade finale, constituait
pour Marcel le cœur de la corrida, le temps où le torero doit dominer et dompter le fauve. Après quelques naturelles, ce furent l’enchaînement et le rythme des passes à la muleta, les
escarpins glissant sur le sable pour dérouter l’assaut, la proximité charnelle de l’homme et du taureau subjugué et les cornes pourchassant la muleta qui se dérobe, qui me pénétrèrent le
cœur et l’âme. Je trouvai sublime la manoletina où le torero, figé, regard au loin, parait absent alors que le taureau le frôle. A l’issue
d’une série de naturelles, la pecho d’Ordonez souleva l’avant train du taureau et l’enthousiasme du public. En récompense les musiciens jouèrent cielo andaluz.
Dominguin et El Cordobes, deux styles opposés de faena d’exception, l’un avec une allure
de seigneur, silhouette fière, aux gestes lents et précis, désirant captiver son public, le second, flamboyant, généreux, désinvolte et provocateur, renforçèrent l’aficion de leurs
partisans, au niveau d’une lutte des classes.
Dominguin me faisait penser au mime Marceau, par son côté froid et sa perfection du
geste. J’aurais volontiers rapproché l’attitude d’El Cordobes, cheveux au vent, de celle des personnages de la commedia dell’arte. Chamboulé par le rythme de la faena, j’oubliais alors que
la mort du taureau était proche.
Durant la faena, Marcel ne commentait pas, par respect pour le torero et le
taureau.
Lorsque l’animal, dominé et maîtrisé, ne répondait plus aux ultimes provocations, celle
d’Ostos par exemple, à genoux devant le fauve, bras écartés où celle d’El Cordobes, le point tendu effleurant le mufle ou encore celle de Chamaco par une passe de dos, à toucher les cornes, le
temps de l’estocade était venu.
Chacun, dans les gradins espérait que la minute de vérité, clôturant une faena limpide en
dissociant le couple homme-bête, se compterait en secondes de vérité, le taureau s’effondrant, l’épée plantée jusqu’à la garde.
Le coup d’épée de Paco Camino et d’Ordonez
était le plus efficace, le geste précis, rond et pur, avec une estocade à recibir pour le premier et un splendide volapié pour le second.
Dominguin, malgré sa classe et sa confiance en lui et surtout El Cordobes, en dépit de sa
bravoure débordante, n’eurent pas à Bayonne de succès étincelant dans la mise à mort. Après un ou deux essais à l’épée, lame butée sur l’omoplate, ils n’eurent souvent d’autre choix que le
descabello, plus facile à manier mais néanmoins spectaculaire pour foudroyer le taureau.
Traîné rapidement sur le sable par le train de mules à guirlandes, le taureau
disparaissait, souvent applaudi par le public pour son agressivité et sa bravoure tandis que le torero, plus ou moins chéri du public, attendait la
décision de la Présidence pour un éventuel trophée.
Une ou deux oreilles était(ent) accordée(s) habituellement, la queue de façon plus
exceptionnelle, lorsque la faena et l’estocade, empreintes de sincérité, avaient envoûté le public.
Lors du tour de piste le long de la barrière, pour remercier le public, le torero gardait
les bouquets et renvoyaient les chapeaux, foulards, gourdes et chaussures féminines, lancées par les aficionados les plus démonstratifs.
C’est en attendant l’entrée des taureaux suivants que Marcel se libérait des sentiments
accumulés pendant la faena.
Sais-tu qu’il existe une complicité tragique entre l’homme et le taureau ?
Qu’elle se développe au fur et à mesure de la faena, si l’animal n’est pas sur la défensive ? Et que le torero s’excuse secrètement, auprès de la bête, avant de la mettre à
mort ?
Là où je n’avais vu qu’agressivité brutale et habilité ou expérience, Marcel percevait de
la sensibilité et de l’intelligence pour atteindre une harmonie des gestes mettant le taureau en valeur.
As-tu vu le second taureau de Chamaco, à sa sortie du toril ? continua-t-il. Le fauve, lancé sur la première cape, s’est affaissé momentanément sur les genoux avant. Sais-tu
pourquoi ? Le sable était probablement trop mouillé à cet endroit, lui répliquai-je. Non ! A sa sortie du chiquero, il a reçu un sac de sable de cinquante kilos sur les
reins pour l’affaiblir et lui faire baisser la tête plus rapidement.
Se pouvait-il que pour diminuer le danger, un torero espagnol de renom ait cautionné
cette action déloyale ? Je ne pouvais le croire. L’argent pourrit tout ! dit Marcel en levant les sourcils.
Les soirs de corrida, sur la route de retour, Marcel s’arrêtait au restaurant Le Central
de Peyrehorade, à la fois pour m’inviter à déguster de fins produits landais et pour faire un débriefing, comme il disait, de ce que j’avais vu et ressenti, à Bayonne.
Il est vrai qu’à la sortie de la corrida et durant les premiers kilomètres en voiture, je
n’avais pas envie de parler, l’esprit encore occupé à trier le sens des images fortes du spectacle, dévoré par les yeux, auquel je venais d’assister.
En attendant un magret de canard aux cèpes et poivre vert, Marcel me servit un verre de
Madiran et me dit : pour que la corrida soit belle, il faut une harmonie entre plusieurs facteurs comme… entre les ingrédients d’une recette
de cuisine réussie, une oie farcie, par exemple. Le torero, c’est le cuisinier qui a un œil et la main partout ; le taureau, c’est l’équivalent de l’oie, oiseau de caractère, nourri avec
amour et occis noblement; les picadors représentent la farce aux marrons et à l’armagnac, et les banderilleros, le piment et les échalotes.
La faena représente l’art du cuisinier qui agence tout cela, faisant cuire à part les cèpes et l’ail,
homogénéisant la farce et ajoutant des herbes ciselées.
Et le public, il ne compte pas ? ajoutai-je. Je ne l’oublie pas, précisa Marcel. Le public c’est un peu la cuisinière ou le four, qui chauffe
l’ensemble à la juste température et le transforme en plat suave dégageant un parfum divin, et surtout, les heureux convives.
Il termina : que l’oie soit un peu brûlée et c’est la
bronca !
Alors qu’il allait entamer une omelette norvégienne, pas une spécialité landaise mais son
péché mignon, Marcel me confia doctement : tu es encore jeune et tu rencontreras plus tard une fille ou une femme que tu aimeras. C’est à toi de la séduire comme le fait Paco Camino ou
Dominguin du taureau, non par une faena de passes fluides et cristallines mais par des mots et gestes
tendres et l’élégance de l’attitude lorsqu’elle élèvera son visage vers toi.
Marcel avait raison même si, consciemment, il avait oublié de me dire qu’une femme est,
au besoin, une excellente banderillera !